Le vendredi à 14 heures, c’est la leçon de calligraphie, et dans la troisième rangée, Annick Nadeau, qui s’appelle ici Wang Anming, trace le caractère « hua » qui veut dire « la fleur » ou « la Chine ». Le geste traditionnel du pinceau est le même que celui qu’aurait esquissé un enfant du temps des Tang ou des Ming. Une vieille civilisation.

Si les écoles du Québec faute de clientèle, ont tendance à fermer leurs portes, ici, en Asie, c’est le contraire. En troisième année E, ils sont 53 garçons et filles; malgré cette surpopulation, pas de trace d’anarchie. Sous l’œil bienveillant de Mme Yi, l’institutrice d’une cinquantaine d’années, ils portent tous l’uniforme bleu marine, souliers assortis, sacs en bandoulière identiques. Le local est propre. Nous sommes dans une école primaire de prestige à Taipei, dans la Chine de Taiwan.

« Qu’est-ce que tu aimes le mieux, l’école chinoise ou celle de Montréal? – L’école avec mes amis, Rosalie, Félix, Sara et Maxime », répond invariablement Annick, 8 ans, qui regrette la liberté ainsi que les jeux à la maternelle de l’école Nouvelle Querbes et de l’école Lajoie. « Y’avait pas de devoirs et puis on avait une grande cour pour jouer », renchérit-elle, pensive.

Son horaire rappelle celui de nos défunts collèges classiques des années 50. En classe dès 7h50, elle n’en ressort qu’à 4h30. La demi-journée le samedi. Chaque soir, plutôt que de jouer avec ses petits voisins ou de faire de vélo, elle doit consacrer une heure et demie aux leçons et devoirs. Pas question d’apprendre le piano. Pour qu’elle puisse « lâcher son fou », mieux vaut deux séances hebdomadaires de danse.

« Maman, comment écris-tu le caractère « ji » pour poulet… », crie-t-elle, le crayon à la bouche en jetant un coup d’œil vers Chu Luxiang, son héros masculin du petit écran. Celle qui l’aide à faire le pont entre les deux cultures, c’est sa mère, Kin, qui n’est ni québécoise ni taiwanaise, mais plutôt cantonaise de Hong Kong.

À la maison, c’est donc dans le dialecte cantonais de sa mère qu’Annick doit étudier, tandis que le jour, tout se passe en mandarin (dialecte de Pékin). « Si je ne faisais pas l’institutrice tous les soirs, elle ne s’en tirerait pas. De toute façon, tous les parents le font », d’expliquer Kin à des amis. La vie familiale se ressent évidemment de tout ce traval qui doit être fait à la maison. Bref, les sorties à quatre avec Émilie, notre fille de 3 ans, sont plutôt rares.

Arriver ici pendant les chaleurs de juillet 1980, un bébé dans les bras, a été une opération délicate. Trouver un emploi, dénicher un appartement et affronter les chinoiseries bureaucratiques du visa de résidant m’ont semblé toutefois moins compliqués que de faire en sorte que le petite Montréalaise accepte la transition et soit elle-même bien acceptée dans son nouveau milieu.


Comme nos ex-voisins grecs

Lorsque mon compatriote Pierre Loisel est venu nous chercher, nous et nos sept valises, à l’aéroport de Taoyuan et nous a lancé : « Vous en avez du courage! » j’ai mieux compris ce que vivaient nos ex-voisins grecs de la rue Lajoie.

Au ministère de l’Éducation, on m’accueille froidement. « Sans un mot de guoyu (mandarin), comment voulez-vous que votre fille… » etc. À l’école Tsai Hsing, l’assistante-directrice, Mme Yang, est encore moins encourageante lorsque je demande d’inscrire Annick en première plutôt qu’en maternelle. « Qui vous a envoyés ici? Qui vous a donné mon nom? » Elle nous remet même un bout de papier avec l’adresse des autres écoles du quartier. Des étrangers, ça dérange!

Après une dizaine de jours d’incertitude et de consultation à gauche et à droite, je reçois (avec une tape dans le dos) de M. Ji, du ministère en question, le papyrus qui va nous ouvrir les portes de la cité interdite de Tsai Hsing. Avant l’obtention du dernier sceau vermillon, un fonctionnaire de la bureaucratie céleste avait contesté au téléphone la décision de M. Ji de permettre à la Canadienne d’entrer « prématurément » en première année : « … Mais il va lui manquer 19 jours pour qu’elle ait ses 6 ans! » Au bout du fil, Ji n’avait pas bronché. Ouf! Nous étions sauvés.

Le lendemain, notre réapparition dans le bureau de Mme Yang, le « laisse-passer » à la main, ne nous rend pas très populaires. Si bien qu’il faut repartir sans avoir pu poser les questions d’usage. Ce n’est pas le moment de proposer la mise sur pied d’un comité de parents avec dégustation bimensuelle de fromage.

L’étape suivante consiste à éviter tout incident fâcheux lors du premier contact avec Wang Anming et ses nouveaux camarades d’école. Le seul fait de me voir dans la cour de récréation aurait pu déclencher des « Meiguo Ren! Meiguo Ren!» Tous les Caucasiens se font indifféremment appeler « Américains » ou qualifier d’épithètes très peu flatteuses. J’ai assez voyagé sur ce continent pour être méfiant. La solution : me soustraire du portrait de famille et laisser agir ma très chinoise femme.

Une pleine lune plus tard, mes craintes s’avèrent exagérées et le vent tourne lorsque Mme Huang Meixia, la responsable de la première année E, nous dit aimablement : « Voici mon numéro de téléphone à la maison, au cas où vous auriez besoin de quelque éclaircissement. » L’attention personnelle est d’autant plus remarquable que cette mère de famille abat déjà une dose héroïque de travail. Au bas mot, quelques 7 heures, sans compter les travaux des vacances et autres obligations. Son salaire : pas beaucoup plus que 300$ par mois. Pas syndiquée par-dessus le marché.


De la visite du Québec

Un jour, vers la mi-avril, je reçois une lettre d’une brave citoyenne de Côte-des-Neiges. « J’ai l’intention de venir faire du chinois à Taiwan. Est-ce qu’il y a une école française pour mes deux enfants ? (Signé) Monique Richard. »

Lorsque Jean-Philippe, 7 ans, et Emmanuelle, 10 ans, « débarquent » chez nous, Annick est contente d’avoir des petits amis québécois, son horaire chargé l’empêchant pratiquement de se constituer une bande de copains chinois. Tandis que les deux jeunes voyageurs, devant la peur de l’inconnu, sont soulagés de trouver une copine parlant la langue du pays. Pour les parents, commence la chasse à l’école chinoise.

Au début, il est question de la Taipei American School, avec l’anglais comme langue d’enseignement pour les enfants de diplomates et de banquiers. Mais les frais de scolarité de 2700$ nous figent sur place. Tsai Hsing qui en coûte 475$ est déjà considérée comme une école de riches. Il est également question d’une institution religieuse, mais autant les considérations financières que l’l’odeur de sainteté n’ont rien pour séduire Monique.

Re-conseil de guerre à notre appartement où nous campons tous les sept. Pendant un banquet au beurre de « peanuts », le conseil des sages opte pour l’école du quartier, rue de la Paix, vraiment à deux pas de notre « Alley 19 ». La différence avec Tsai Hsing : cette école est publique, donc gratuite, et les élèves gambadent dans une cour d’école, si on la compare au mouchoir de poche de l’école de ma fille. Et, me prie d’ajouter cette dernière : « Eux ont congé le mercredi après-midi!»

Re-re-rituel d’enchinoisement. Emmanuelle est rebaptisée « Malu » et Jean-Philippe « Feili » avant de recevoir l’habit réglementaire et le cartable jaune pour y enfouir les manuels unilingues chinois. Les petits nouveaux reçoivent ce qu’Annick a raté : une dizaine de semaines de « bo-po-mo-fo », un système phonétique permettant d’annoter chaque caractère d’un signe facile qui en donne la prononciation. Dans cette classe de première année, les autochtones ont la surprise d’apprendre que les deux « Américains » sont des Canadiens et qu’ils parlent français entre eux…


Quand on est jeune…

Combien de temps mettent des petits Québécois pour apprendre la langue des Han une fois sur place ? À Annick, j’avais enseigné plusieurs phrases de premiers secours en mandarin, car le cantonais qu’elle connaissait est vraiment très différent. Pour qu’elle parle ce chinois dit national, le guoyu, j’estimais qu’il lui faudrait six mois de pratique. Erreur de ma part, il lui a suffi de trois mois pour pouvoir bavarder avec ses amis au téléphone et déclarer dans une quincaillerie: «Mon père sait ce qu’il veut mais il ne sait pas comment le dire», au sujet d’un tournevis à tête carrée. Remarque qui souleva le fou rire d’une dizaine de personnes.

Les deux autres petits Montréalais, même plus âgés que ma fille, dépassent eux aussi toutes nos espérances. C’est à se demander qui est venu en Chine pour apprendre la langue, les adultes ou les marmots ? Jean-Philippe pousse même la spécialisation jusqu’à converser dans le dialecte taiwanais avec un vocabulaire du genre de celui qu’on n’apprend pas chez Berlitz. Plus d’une fois, il fait rougir Xiao Hui, la tendre moitié de notre compatriote François Chevalier, au point qu’elle n’ose jamais nous faire la traduction !

Bien que la langue chinoise ait la réputation d’être l’une des plus difficiles au monde, assez étonnamment, dès la fin de la troisième année, un enfant connaît déjà 1191 caractères. Annick sera donc bientôt «alphabétisée» puisqu’il est suffit d’un bagage de 1500 idéogrammes pour lire les journaux et se débrouiller dans la vie quotidienne.

En langue comme en mathématiques, en sciences naturelles et en institutions civiques – les quatre principales matières au programme --, ce qui pousse les élèves au travail, c’est un peu de hantise des kaoshi. Cette torture des examens représente une institution nationale, en Chine comme ailleurs sur ce continent, où les places dans les bonnes écoles et les universités sont limitées. Les bulletins scolaires sont fréquents, publics, et chaque rapport, détaillé comme un horaire de chemin de fer, indique la note dans chaque matière et le rang individuel.

Si les deux écoles mentionnées sont strictement laïques, le patriotisme à la chinoise y est en revanche une quasi-religion. La journée commence au garde-à-vous pour la levée des couleurs, et rien n’est épargné pour inculquer les idées justes. Le Père de la nation, c’est Sun Yat-sen tandis que les bâtisseurs de la République de Chine sont le généralissime Chiang Kai-Shek et son fils, Chiang Ching-Kuo, l’actuel chef du gouvernement. Et dans les manuels scolaires, Jimmy Carter est pris partie pour avoir rompu les relations diplomatiques avec la Chine libre en 1979.

Dans combien de temps Annick Nadeau ira-t-elle rejoindre Emmanuelle et Jean-Philippe à Montréal, dans une polyvalente ou un cégep? Chose certaine, en trois ans, son français s’est nettement détérioré. La syntaxe est orientale et tous les verbes sont au présent: «Quand j’arrive à l’école hier, le professeur me demande si je vais à Hong-Kong pendant les prochaines vacances, comme ça, elle veut savoir si… » Et dans trois ans, elle n’aura pas encore commencé l’anglais.


Bourrage de crâne et numérotage

Personnellement, après six ans d’enseignement également partagés entre Hong Kong et Taiwan, j’avoue ne pas être très chaud vis-à-vis du système d’éducation local. Le martelage du manuel et la politique de la tête bien pleine me semblent donner des résultats douteux. À l’Université Fujen (Taipei), il se passe plusieurs mois avant que mes étudiants de première année en langues étrangères expriment une opinion personnelle et posent des questions en classe.

Le grand avantage de l’examen d’État centralisé réside dans l’équité du système. À Taiwan, on se plaint de la pression que subissent les adolescents, mais personne n’ose dire que l’enseignement supérieur est réservé aux riches.

Malheureusement, une fois l’examen d’entrée à l’université réussi, c’est l’ordinateur qui décide quel étudiant ira dans quelle institution et dans quel département. Chaque université est numérotée, graduée, et on ne peut pas toujours tenir compte des choix exprimés par le candidat. Pour des raisons d’économie, le même système existe en Chine populaire. Imaginez si le rapport Parent avait préconisé un tel système pour le Québec…

Bref, l’école chinoise au primaire, formidable, pas de problème, surtout si ça donne l’avantage énorme de s’immerger dans une autre civilisation. Au secondaire? Il faut y penser deux fois: le soleil se lève en Orient et se couche en Occident.