Quand deux Chinoises libertines s’éveillent sur la scène littéraire, les autorités ont des chaleurs, les mettent à l’index, et tout le monde en parle, même si la majorité ne les lira jamais. Le mini-phénomène passerait totalement inaperçu en Occident, mais voilà que quelques maisons d’édition européennes ont décidé de les traduire. Bernard Pivot a même accordé tous les honneurs d’un “Bouillon de culture” à l’imperturbable Mian Mian.

“Décidément, vous ne vous intéressez pas à nos meilleurs écrivains. Après le Nobel décerné à Gao Xingjian, et à sa prose plutôt nébuleuse, voilà maintenant que vous publiez deux livres qui font scandale en Chine. C’est facile de devenir vedette quand on parle de couchettes et de seringues”, m’a lancé ici un immigrant de fraîche date. Bref, nous ne craquons pas pour les mêmes livres ni pour les mêmes films qu’en Chine.

Exilé en France, Gao Xingdian est un dissident malgré lui, tourné contre les affres de la Révolution culturelle et la pauvreté de la création artistique dans son pays. Publié à Taiwan, et récemment accueilli là en héros, les officiels de Pékin l’ignorent complètement ou bien renient en lui la brebis égarée possédant le passeport de l’Hexagone.


Kerouac et Miller

Dans Les bonbons chinois, la Shanghaïenne Mian Mian a osé raconter une histoire nihiliste où son héroïne baise à toute heure du jour avec son rocker Saining, abuse de stupéfiants et fréquente un milieu où la violence et l’alcool viennent à bout des principaux acteurs. (À croire que la Grande muraille rend ses compatriotes imperméables au sida.) Une femme y empoisonne son beau-père en saupoudrant son bouillon de riz d’insecticide.

Cette Xiao Hong, la mondaine se baladant aux petites heures de la métropole, pourrait être Mian Mian elle-même parce que cette intellectuelle de 31 ans dit ne pas avoir toujours mené la vie rangée. En France, où les critiques ont abondamment parlé d’elle, on la compare à Jack Kerouac.

Les bonbons chinois (Ed. de l’Olivier) étonnent autant par la verdeur des propos à la Henry Miller que par l’absence du discours politique traditionnel: pas de retour sur les extravagances des Gardes rouges ni sur la Bande des quatre. Lorsque Bernard Pivot lui a parlé politique, Mian Mian a nonchalamment répliqué : « Bu dong ! ». « Je ne comprends pas ! » Elle vit au présent dans la Chine du Coca-Cola de l’après-Deng Xiaoping. Pas de référence non plus au Shanghai de l’ex-concession française.

En guise de contraste, pour mieux situer le côté inédit de Mian Mian dans l’actualité, mentionnons une autre traduction très récente : la Sichuanaise Hong Ying décrit la saga horrible de sa famille pendant la famine du Grand bond en avant. Admirablement écrit, Une fille de la faim se lit d’une seule traite malgré les malheurs qui s’abattent, d’un chapitre à l’autre, sur la famille sans amour. Une grande solitude spirituelle. Une initiation sexuelle ratée. Un trop rare témoignage sur les quelque 30 millions de morts de la mégalomanie de Mao Zedong. Âgée de 38 ans, Hong Ying, vit en Angleterre. Exactement comme le lauréat Gao Xingjian, elle aussi sent le besoin d’exorciser son passé amer. Une littérature de cicatrices.


Sœurs ennemies

À son grand dam, Mian Mian souffre d’une sorte de sœur jumelle installée dans le même créneau provocateur. Autre Shanghaïenne, âgée de 28 ans, Zhou Weihui s’est attiré le même genre de notoriété avec son irrévérencieux Shanghai Baby. Plagiat ? Cette fois, mademoiselle Coco y fait du va-et-vient avec Mark, homme d’affaires allemand en Buick, tout en entretenant une relation intime avec son copain impuissant Tiantian.

Chez Coco, la folle dévoreuse vivant à 140 à l’heure, on devine aussi le côté autobiographique de Zhou Weihui. Dans la vraie vie, en tout cas, là où elle brille facilement c’est dans la médiatisation de sa propre carrière. Avec ses lunettes soleil, la nouvelle star fait la joie des médias à succès. Quand les Chinoises s’éveilleront!

Parmi les personnes interrogées sur le tandem Mian Mian cum Zhou Weihui, certains m’ont déclaré qu’elles n’avaient commis que de vulgaires “déchets” . D’autres mettent en doute la valeur littéraire de ces deux noms. Cette dernière est pourtant diplômée de la prestigieuse université Fudan. “Pourquoi tant d’intérêt soudain en Occident pour les femmes auteurs”, m’a lancé une Pékinoise avertie.

Admettons que la littérature chinoise moderne et ancienne, pour nous, doit traverser le prisme des traducteurs. Dans le cas de Shanghai Baby, toutefois, impossible d’accuser les Editions Philippe Picquier d’avoir sauté sur le sensationnel. L’exotique maison (sise en Arles plutôt qu’à Paris) nous a déjà fourni depuis 1986 plus de 350 précieux titres de la littérature asiatique : Chine, Japon, Vietnam, Corée, Inde, Indonésie. Impossible pour le sinologue ou le sinophile de pénétrer les lettres chinoises sans ouvrir quelques Picquier de poche. Dans sa collection du « pavillon des corps curieux », le p-dg Picquier a même eu l’audace de s’intéresser à plusieurs ouvrages érotiques anciens, simple reconnaissance du fait que nos amis chinois ont déjà grandement excellé dans ce genre.

Les traductions des trois ouvrages sont toutes signées par des femmes. Dans le cas des deux enfants terribles, vive l’humour ! Une « pomme verte » désigne une jeune vierge, la « reine du chalumeau » fait la joie de ses clients, et on consomme « assez de poudre pour reconstruire la Grande muraille ». Les expatriés en mangent un bon coup : on les accuse de n’être à Shanghai que pour empocher du fric.

Ces deux défonceuses ne gagneront sûrement pas le prochain Nobel, mais leurs imprimés se lisent quand même très bien. À ne pas mettre entre les mains, peut-être, de l’enfant unique produit en Chine. Mais pas de quoi causer un scandale de notre côté. Et, rassurez-vous, chers amis chinois, Picquier et bien d’autres nous ont déjà rendu du haut de gamme de votre littérature. Encore qu’on aimerait en connaître beaucoup plus !