
Après
la Thaïlande et le Myanmar en 1999, toujours « fasciné
» par l’Asie, le photographe Jean-François Leblanc
décide d’y retourner pour un défi totalement différent,
la Chine : « Shanghai en pleine ébullition, son explosion
sociale. La construction. » Par un beau mois de mai, le Québécois
prend donc l’avion, seul, avec un minimum de préparation,
zéro contact personnel sur place, et le Routard dans sa besace.
« Moi, un ex-maoïste, j’aurais bien dû y penser,
le 1er mai c’est fête, et les Shanghaïens sont sortis
en grande foule. Sans réservation d’hôtel, dans l’immense
aérogare ultra-moderne de Pudong, je m’en trouve finalement
un à 120 dollars par jour, très central, sur la fameuse
rue Nankin. Déjà fatigué, avec 12 heures de décalage,
je pars en bus vers la grande rue piétonnière. Chargé
comme un mulet avec mes 40 kilos dans trois sacs, j’ai l’air
d’un extra-terrestre au milieu des masses populaires. Je demande
aux passants de m’orienter mais c’est la barrière
de la langue ! » m’explique-t-il en feuilletant machinalement
son carnet de notes 2002.
« Je décide de prendre un taxi, puis un deuxième,
pas coûteux, qui me descendent toujours au même endroit
de la super-rue Ste-Catherine. Mais jamais à mon fameux deux
étoiles. Toujours le bruit d’un milliard de Chinois. Tout
à coup, je repère un néon d’hôtel.
Je marche. Mais même là, le personnel a du mal à
localiser l’adresse vraiment compliquée du East Asia Hotel.
Je suis prêt à coucher sur le plancher si c’est complet.
Finalement, je me retrouve au bout d’un corridor du 4e étage
d’un grand magasin, et c’est là que se cache mon
mystérieux palace. Ça commence mal. Le lendemain, je m’en
trouve un autre, tout aussi central, à seulement 48 dollars.
»
Pendant 30 jours, le choc culturel n’empêchera pas Jean-François
Leblanc de prendre 2000 photos, et de se déplacer de Shanghai
vers quatre localités moins connues de la région. Ce sont
donc 80 films en 6 X 7 cm avec son Mamiya-7 et une douzaine de rouleaux
avec un très discret Leica 35 mm. Pas de noir et blanc. «
Quelque 75 images par jour, ce n’est pas beaucoup. En fait, je
n’avais pas une liste de sujets à faire. C’était
plutôt un voyage de liberté », poursuit-il entre
deux gorgées de Boréal glacée.
« Je pars le matin. Je choisis un quartier comme Pudong. Je marche
et j’observe. Je peux passer une demi-heure au coin d’une
rue. Le hasard. La lumière. Et 99 pour cent de mon intérêt
va aux gens, comment ils vivent ailleurs. C’est une démarche
solitaire. Ton regard. Tes vibrations. C’est un cheminement intérieur.
Une méditation. Je suis ouvert à la différence.
Aussi, une recherche d’exotisme. Un peu comme Montréal
peut être exotique pour un Chinois. »
Et la Tête de dragon, métropole unique de 16 millions
d’habitants, pendant deux semaines? « C’est un modernisme
qui nous rattrape et même nous dépasse. Les périphériques
sont extraordinairement illuminés à l’ultra-violet.
Des chandails de Batman. Des jeunes super-cools avec des T-shirts de
marque. Je ne m’attendais pas à cela. À l’extraordinaire
Musée de Shanghai, j’ai passé une demi-journée
avec des centaines de jeunes qui visitaient. Ailleurs, ce sont les ouvriers
de la construction, un de mes sujets préférés en
Chine. »
Le Pays de l'eau
Après Shanghai, dans ce qu’on appelle le Pays de l’eau,
au sud du Yangtse, la petite ville de Yangshuo lui donne l’occasion,
pendant dix jours, de circuler en vélo de location dans les sentiers
avoisinants. Très près, les pains de sucre de Guilin attirent
des millions d’étrangers pour la croisière sur la
rivière Li. « Pour 10 dollars par jour, j’ai engagé
une jeune et super-souriante guide, Anna, qui m’a même amené
dans sa famille pour le meilleur lunch pris depuis mon arrivée.
Du porc avec toute une variété de légumes. L’abondance!
Une dizaine de plats que nous avons mangés avec un couple d’Allemands
chez son père et sa grand-mère. »
La Chine gastronomique? « Non, je n’ai pas aimé.
C’est pas évident. Faut connaître les plats. Encore
le problème de la langue. Pas évident de trouver le bon
restaurant. Évidemment à 30 dollars le repas au M sur
le Bund, c’était délicieux. Le tendre jambonneau
de Zhouzhuang était aussi succulent. Puis un étranger
qui mange chinois se fait longtemps longtemps observer par les serveuses
pendant tout le repas qui ne se gênent pas du tout. »
L’incursion la plus exotique fut la petite localité de
Longji, près de Longsheng, où les rizières en gradins
fournissent des tableaux traditionnels d’une rare beauté.
« Mais il me faut toujours au moins un personnage. C’est
ce qui touche les gens. Un paysage pour un paysage ne m’intéresse
pas à moins que ce soit extraordinaire. » Résultat
: presque des peintures traditionnelles sur soie où le paysan
méditant se fond littéralement avec la nature.
Marco Polo a baptisé Suzhou (Jiangsu) « Venise de l’Orient
», mais les plus avertis vont plutôt à 30 km au sud,
à Zhouzhuang, où l’on trouve sur une autre échelle
les même canaux achalandés, les ponts en dos d’âne,
les péniches surchargées et toute cette vie lacustre.
Beaucoup de films sont tournés dans ce bourg millénaire
parce que la moitié de l’architecture date des époques
Ming et Qing.
« Que ce soit dans la Yangshuo campagnarde ou dans l’ex-concession
française de Shanghai, les Chinois ne sont pas réfractaires
à se laisser photographier. C’est plus facile qu’au
Québec depuis l’affaire Vice Versa. Certains venaient même
me remercier ou bien me donnaient leur adresse de courriel. Ils sont
fiers de cela. Ils se photographient beaucoup entre eux. Ça fait
partie des mœurs. Ils sont moins individualistes que nous. Deux
étudiantes en art de 18-19 ans m’ont posé des questions
sur le Québec qui veut se séparer. Mais ailleurs, dans
les circuits touristiques, ils vous quêtent carrément des
yuans. »
« Personnellement, je n’aime pas me cacher et voler des
photos ou prendre des mendiants au téléobjectif. Je m’installe,
je leur souris et ils voient que je fais mon métier. Mais il
y a quand même des moments où c’est non comme avec
un diseur de bonne aventure ou un raconteur public. »
Leblanc, un peu oriental
Comme journaliste à l’international, j’ai déjà
travaillé avec Jean-François Leblanc à l’éphémère
quotidien Le Matin. Je l’ai toujours perçu comme un peu
chinois par sa discrétion, sa modestie et son calme. C’est
à la suite d’une entrevue donnée à Marie-France
Bazo sur les villes chinoises que nous avons commencé à
discuter de son projet au pays du Grand timonier. Les mois suivants,
profitant de mes voyages annuels sur place, j’ai commencé
à lui monter un réseau d’amis à Pékin
et à Suzhou mais, finalement, sans jamais me dire non, il opta
plutôt pour la Chine du solitaire. Chose certaine, ses autres
expéditions dans une dizaine de contrées l’y préparaient
très bien.
Angle St-Laurent et Duluth, dans les locaux de l’agence Stock
qu’il a fondée en 1987 avec deux autres chasseurs d’images,
les murs sont tapissés d’agrandissements de toutes sortes
et de toutes provenances. En vingt années de photo-journalisme,
le diplômé de l’UQAM a notamment fait Cuba, Haïti,
le Venezuela et la Palestine où il a posé, souriant,
avec Yasser Arafat. Ses productions ont été publiées
dans les grands journaux et magazines québécois comme
Voir, L’Actualité, Elle et Recto-Verso ainsi que, du
côté de l’Hexagone, dans Le Monde, l’Express,
Le Point, Photo et Photo-Reporter. Il a notamment travaillé
pour le Festival de jazz de Montréal, l’ACDI et le Cirque
du Soleil. Différentes expositions comme les Maisons de la
culture au Québec et le réseau des Galeries de la Fnac
en Europe ont affiché de ses travaux.
Nous regardons ensemble les images numérisées. Ce sont
définitivement les Chinois plus que la Chine des temples qui
fascinent l’artiste Leblanc. Dans un parc de Shanghai, une chanteuse
d’opéra ensorcèle un aveugle qui l’écoute
de façon vraiment passionnée. Une douzaine de migrants
économiques (ils une centaine de millions dans le pays) dorment
pêle-mêle au milieu de leurs valises devant la gare de
Shanghai. Des femmes d’une minorité nationale en costumes
bleus s’émerveillent sur le Bund. Un peu partout, au
parc ou au métro, des citadins s’offrent une sieste grand
public.
Reste seulement à mettre rapidement des étiquettes
sur 70-80 des meilleurs clichés et à monter des séquences
comme dans un jeu de cartes pour préparer une exposition sur
Shanghai et son arrière-pays. Une première idée
vient à l’esprit : réunir tous ces couples et
les tandems. Deux vendeuses d’Electrolux. Deux hôtesses
en robe longues dorées. Deux ados à la calculatrice.
Et même deux tracteurs qui vous regardent. Mais très
peu de personnes posent, pas plus les tracteurs que les autres duos.
Des symétries aussi naturelles que yin et le yang… pour
l’œil de Leblanc.