Dans le café où nous sommes presque seuls, je suis tellement certain que le monsieur asiatique à couvre-chef assis à l’écart n’est pas Ook Chung que je choisis d’abord une autre table. Dix minutes plus tard, je dois bien me rendre à l’évidence. C’est lui. Casquette noire, chemise noire, ceinture noire. Cheveux longs. Mains fines. Plus vénérable que sur sa photo officielle mais plus jeune que son âge véritable. Rieur par moments. « Je ne suis pas habitué à des entrevues », me lance-t-il pour cette première. Étonnant alors qu’est publié ce mois-ci son cinquième titre, les Contes butô !

Le discret Ook Chung n’insiste pas pour se confier et me demande de taire certains détails. Le processus de fabrication littéraire le préoccupe beaucoup plus: « C’est un métier très solitaire. C’est comme un secret jusqu’à la fin. Comme le photographe qui travaille en chambre noire. » Pourtant, sa vaste chambre noire n’a plus de frontières depuis dix ans. Après les USA, l’Europe et le Mexique, il parcourt assidûment son continent d’origine « pour aller au-delà de l’altérité…chercher le dépaysement », selon sa propre expression.

Ook Chung aura peut-être de la difficulté à éviter l’étiquette d’écrivain québécois d’origine coréenne né au Japon. Un métissage riche et rare. Littérature d’immigration? Déracinement? « En littérature, pourquoi ne pas en arriver à intégrer cinq ou six cultures en même temps », me lance-t-il. Peu importe, l’éclat de sa plume va rapidement établir sa réputation de lettré parvenu à maturité. À sa triple identité culturelle, je superposerais une dualité dans les genres car l’auteur de cinq titres excelle aussi bien dans une œuvre de pure « imagination tordue » que dans une composition plus près du quotidien, avec sentiments et tendresse, où chacun se retrouve.

Pour la rentrée, le Boréal publie les Contes butô. Les sept nouvelles le consacrent comme virtuose de la fabrication littéraire. Dans L’amant des ombres, l’étrange Tiburce, on ne peut plus étrange, souffre d’inappétence sexuelle et fait la rencontre de Salomé, installée dans une maison construite en forme de cercueil en banlieue de New York et le couple se divertit au milieu de la nuit dans une école de médecine. L’action se transporte ensuite à Vancouver (sans importance) où le même Tiburce se divertira à vouloir embrasser Sonia, une Noire à la bouche framboise et au décolleté révélant le type de sa profession. Le dénouement ne se raconte pas !

« Vous ne voyez pas l’humour dans l’Expérience ? » s’est étonné Ook Chung en me citant son bourreau Bill Yeary en exemple. C’est plus évident dans les Contes butô surtout dans La femme du lutteur de sumo où le « plus gros de son écurie » se marie avec une petite femme mince comme une baguette qui en tombera vite enceinte. Sinon l’homme de lettres est attiré par la médecine, les grossesses, les déformités physiques, le bizarre et l’anormal.

Son avant dernier ouvrage, L’expérience interdite, touche à la pure folie. Une espèce de cirque du soleil full imagination. Imaginez un concours littéraire où les candidats auraient à produire 5000 mots sur ce sujet : des écrivains vivent en cages comme des animaux et leur bile est prélevée à l’aide d’un cathéter branché à même le foie. Cette bile aide ensuite à produire un manuscrit génial. Plutôt bizarre comme commande mais l’homme en noir a parfaitement bien relevé son propre défi.

« Œuvre noire, grinçante, ironique, qui donne naissance à un monde imaginaire inoubliable », souligne Boréal. Excellent résultat! La technique des perles cultivées, le robinet du sirop d’érable, la bile d’ours et les abeilles s’en mêlent pour illustrer le bestiaire d’écrivains extraordinaires. L’histoire a beau se passer dans la jungle philippine avec château japonais et marchand chinois, ce ne sont là que des éléments de l’imaginaire. Rien d’interculturel. La création littéraire l’emporte. Un peu comme « La nuit américaine » et son tournage de film sur un tournage de film.

Pour mieux approfondir le personnage Ook Chung et creuser sa coréanité, il faut lire son Kimchi (Serpent à plumes, Paris, 2001). Notre nouvelliste québécois maintenant quadragénaire est né dans le quartier chinois de Yokohama de parents coréens, d’où sa fascination pour tous les chinatowns qu’il appelle « mon fil d’Ariane ». Sa famille prend le bateau dans les années 60 pour San Francisco et les Chung s’installent à Montréal alors que le jeune Ook n’a que deux ans. Études à Montréal dans un cégep comme tout le monde. Plus tard, après un doctorat en littérature à Concordia, et une thèse publiée sur le prophétique Le Clézio (Imago, Paris, 1999), Ook Chung retourne au Japon où il avoue avoir du mal à s’exprimer dans le parler d’Osaka.

Puis, sa première grande apparition en Corée, « terre fraternelle » : « Je n’oublierai jamais. Qu’ils étaient beaux mes millions de frères et sœurs coréens ! » Mais une fois la double et la triple identité de l’auteur établies, Kimchi offre beaucoup plus qu’une introspection interethnique. Le littérateur Chung a beau dire qu’il aime les légumes marinés avec ail et chili de son kimchi, mais ses pages sur les amies Kyoko et Hiroé, puis l’infirmière Mikami, mère de la petite Eurasienne Amy, se lisent comme du petit lait.

Il y a une dizaine d’années, dans Nouvelles orientales et désorientées (Hexagone, 1994), celui qui s’est vu attribuer le prix littéraire Canada-Japon et le prix John-Glasco s’était déjà engagé dans le réalisme magique. « À cheval entre le réel et l’imaginaire, le quotidien et le fantastique, la folie et la raison. » Par exemple, dans L’arène, Robbie Gillespie, affublé de plus de mille kg de graisse, une curiosité scientifique et médiatique, étonne la galerie par sa montagne de cellulite et sa masse de chair; il se rend finalement au pays du Soleil levant pour affronter avec succès des adversaires de son sport favori. « La vie est un match de sumo. »


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CONTES BUTÔ
Ook Chung
Éditions du Boréal, 158 pages